[RP][Etude de l'Huissier] Demeure de Messire Ange

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Guidé depuis
des années par son insouciante innocence, le jeune gueux à peine sorti
de l’enfance avait pris l’habitude d’arpenter les chemins par toutes
saisons. Cette course instinctive, sans répit pour distancer la misère,
était un quasi atavisme dont il ne se préoccupait guère de la
provenance. Il n’avait souvenir d’aucune famille, d’aucune richesse,
d’aucune éducation qui lui eut été laissée. Il n’avait en fait aucun
souvenir et quant à sa conscience ou ce qui en tenait lieu, elle se
résumait à quelques réflexes instinctifs, repérer le point d’eau qui
étancherait sa soif, préparer l’une ou l’autre rapine pour se nourrir,
ou offrir ses bras industrieux de villages en hameaux aux croquants les
plus affables, quant ceux-ci ne l’accueillaient pas à coup de fourche.
Parfois, l’une de ces âmes était moins fruste que les autres et le
retenait pour lui accorder le gîte et le couvert, une écuelle de soupe
infâme et, le comble du luxe, le droit de dormir au fenil ou à l’étable.

Taiseux
de nature, doté d’un vocabulaire sommaire, l’adolescent bornait sa
grégarité au strict nécessaire et ses loisirs se comptaient sur les
doigts de la main d’un mutilé de guerre. Souvent forcée, cette aphasie,
laissait penser aux gueux qui croisaient son chemin qu’ils avaient
affaire à un demeuré notoire, ce dont le crétin supposé profitait pour
gagner la confiance de ses rencontres et en tirer parti. Il n’était pas
vraiment malhonnête mais savait profiter d’une indolente roublardise,
pour grappiller ça et là, les petits profits qui avivent les ternes
couleurs d’un quotidien blafard.

Quelquefois, il lui arrivait
de musarder dans les forêts, observant les rares bienfaits d’une nature
qu’il n’appréciait que moyennement, de la trouver trop avare envers
lui. Il était de toute façon trop préoccupé par l’éternel retour de la
faim pour se laisser aller à d’improductives contemplations

Lever les yeux au ciel pour y observer les astres le prenait parfois,
dans ses moments de découragement, il y trouvait une sorte de plénitude
lapidaire qu’il conjurait invariablement par un haussement d’épaules,
agacé par ce qu’il ressentait immanquablement comme une perte de temps
dans sa course contre le néant.

Il préférait encore les étangs
et rivières parés de reflets d’émeraude et de l’avantage de regorger de
poisson. Pêcheur accompli par nécessité, il joignait l’utile à
l’agréable en conjuguant le plaisir de la récompense offerte par la
proie ferrée après la patiente attente.

De bourg en hameau, il
roulait sa bosse sans trop se soucier du lendemain, pourvu qu’il ait
l’estomac rempli et quelques deniers de répit pour faire face à la
prochaine disette.

Ses pérégrinations le menèrent un jour à
l’aube d’un hameau perdu, que rien ne laissait supposer qu’il serait à
jamais maudit en ses souvenirs.

La nature y était belle, les
rares demeures de bûcherons harmonieusement construites, embrumées de
légères nuées de rosée vaporeuse, disputaient à la mousse jade le droit
de s’acagnarder à une anfractuosité rocheuse, baignant dans la coulée
de quelques rayons de soleil que filtraient de lourds feuillages haut
perchés.

Bien que peu perméable aux caresses de visions
enchanteresses, l’adolescent avait inconsciemment ralenti le pas et
même, posé son baluchon quelques instants pour admirer la charmante
perspective. Son instinct lui commandait pourtant de passer son chemin,
habitué à l’accueil roide des pégreleux jaloux de leur intimité
forestière et peu enclins à accueillir les étrangers. Il allait
bifurquer vers les chemins détournés, lorsque son attention fut retenue
par le babil d’un bambin gazouillant une ode au bonheur simple de vivre
et de flâner débonnairement en ces lieux magiques.

Une
fillette à peine en âge de marcher le considérait benoîtement, curieuse
et dépourvue de crainte à la vision de ce grand échalas qui avait
grandi trop vite, embarrassé des ses jambes grêles d’échassier, ses
bras trop grands et trop maigres, ses pommettes émaciées que
surplombait un regard endurci par les carences, mais conservant une
certaine douceur affable que devait aviver l’innocence de la rencontre.

Dans
cette perspicacité instinctive propre aux enfants, la gamine devait
deviner que nul danger ne se projetait de cette silhouette qui aurait
pourtant pu l’effaroucher. Malgré l’air revêche qu’il s’efforçait de
montrer, elle lui sourit et le héla par jeu dans un sabir qui lui était
propre, tandis qu’il s’éloignait à amples enjambées, cherchant à la
distancer au plus vite.

Il s’arrêta aux abords d’un coin ombragé
d’où il percevait la rumeur cristalline d’un ru clamant son impatience
de rejoindre un lointain confluent pour y nourrir une rivière de ses
assauts empressés. Il s’assit pour y affûter un robuste roseau, dont il
comptait user de la complicité pour capturer une truite, une perche,
une tanche, peu importe pourvu que cela se mange.

Les fougères
foulées aux environs arrêtèrent ses gestes précis et il resta aux
aguets, cherchant des yeux l’origine des craquements suspects qu’un
vent trop doux n’aurait pu provoquer.

La fillette arrivait en
trottinant. Interdit, le jeune homme se leva pour faire face au rire
cristallin de la gamine trop heureuse de l’avoir retrouvé. Il pesta de
n’avoir pris garde à mieux la semer, ou de n’avoir pris la peine de la
ramener sous la protection des siens, et s’en voulait de s’être laissé
pister par un bébé alors qu’il se faisait fort de passer inaperçu
lorsqu’il le décidait.

Le roseau tressauta et un gardon dodu
vint troubler ses réflexions et saluer les vivats de la fillette
ébaubie de ce tour de magie. L’adolescent, pas peu fier de sa prise,
finit par lui sourire et replongea sa ligne, lui mimant quelques signes
cabalistiques supposés aider à la reproduction du miracle. Elle s’assit
sagement à ses côtés et observa le manège des poissons contribuant à
l’éclosion d’une pêche miraculeuse sous les incantations du prétendu
magicien. Ils s’amusaient l’un et l’autre de ces gestes enfantins, que
l’un inventait pour que l’autre les singe. Finalement, l’adolescent
pensa tirer profit de cette manne, afin d’amadouer les tuteurs de la
jouvencelle lorsqu’il finirait par la ramener là ou il l’avait croisée,
leur offrant une partie de ses prises afin de les enjôler et de prouver
sa bonne foi.

Quelques ferrages plus tard, sa besace débordait
d’hôtes convoqués sans ménagement, et il décida qu’il y en aurait bien
assez pour un festin aquatique. La petite s’était endormie.

Attendri,
il la jucha sur ses épaules et repartit sur ses pas afin de la
reconduire chez elle, ému par la joue infantile abandonnée contre la
sienne et la paisible respiration de plénitude naïve. Une douce mélopée
rythmait ses pas, ode à l’innocence et à la candeur qui complétait le
bercement de sa démarche plus précautionneuse, afin de ne pas réveiller
le chérubin en sursaut.

Des hennissements parvinrent à ses
oreilles lorsqu’il parvint à quelques toises du hameau. Sans doute que
les bûcherons étaient de retour, peut-être cherchaient ils l’enfant et
le jeune chemineau hésita de se montrer au grand jour, craignant l’ire
d’adultes alarmés par cette disparition.

S’approchant à pas de
loup des habitations, il cherchait un moyen de rendre sa passagère aux
siens sans se montrer. Il eut l’idée de la laisser parcourir seule les
quelques enjambées qui les séparaient encore des chaumières et s’en
retourner avant que les adultes aient l’idée de vérifier sa présence.
Il la prit dans ses bras, hésitant entre la réveiller et attendre
sagement qu’elle ouvre les yeux, craignant surtout qu’elle ne vagisse à
sa vue, donnant l’alarme aux autres.

Des éclats de voix brutaux
lui parvinrent. Les cavaliers étaient des hommes armés, peu
susceptibles d’être bûcherons, ni même ruraux et encore moins
autochtones. Leurs rires gras et leurs torves éructations couvraient
des plaintes craintives et d’inquiétantes lamentations, des cris
d’effroi et des sanglots déchirants. Tapi à l’abri de buissons, il se
mit à observer les allers et venues des étrangers, lui offrant la
conviction de plus en plus certaine d’une mise à sac des habitations
vulnérables était en cours sous ses propres yeux.

Saisi
d’effroi, il vit l’un d’entre eux malmener une pauvresse vêtue de
hardes en désordre, hurlant de tous ses poumons pour demander grâce,
crispée de douleur et de frayeur. Sans ménagements, le rustre la jeta
au sol, la maintenant fermement par les cheveux et rejetant à la diable
les oripeaux de la misérable, livrant son intimité aux autres soudards
qui n’écoutaient que leurs bas instincts.

Désarmé, il lut dans
les yeux de la paysanne cette terrible lueur de haine, de terreur,
d’incompréhension et d’affolement à l’agression de son intimité livrée
à la concupiscence froide des bâtards qui l’assaillirent à tour de
rôle. Chacun d’eux imprima en la mémoire du jeune homme, tout ce qui
plus tard ferait sa haine de la violence et des armes, de la veulerie
sordide des lâches qui ne trouvent la force que dans la supériorité du
nombre et la brutalité dépravée de leur triste nature.

La
bacchanale fut brève, interrompue par l’impuissance des plus pressés ou
l’ivresse des plus avinés d’entre eux, et l’irruption inopinée d’un
colosse fou de douleur surgissant d’une grange, hache à la main,
cherchant à s’interposer entre les agresseurs et leur victime inanimée.

L’arrivant
avait beau être une force de la nature, qui dominait les casqués d’une
tête au moins, il ne put leur offrir que la tendresse de sa chair au
fil d’une épée avide de sang, sa hache tournoyant dans le vide et ne
fendant que l’air. Le vain sacrifice ne servit qu’à rassembler les
esprits sanguinaires des assaillants, se concertant brièvement
d’onomatopées en aboiements sur la suite de leur horrible programme.
Tandis que les uns remontaient en selle et rangeaient le fruit de leur
rapine, d’autres finirent la mise à sac des maigres biens qu’ils
avaient pu dérober, tandis que d’autres encore incendiaient les
bâtisses. Le meneur supposé s’agenouilla devant la femme laissée pour
morte et l’égorgea tranquillement avant de donner presque distraitement
l’ordre du rassemblement.

Terré dans sa cache, l’adolescent
frémit en apercevant le visage de la brute sanguinaire, au vague
souvenir d’une scène similaire, ressurgissant de sa mémoire, quelque
chose qui le taraudait parfois dans ses rêves inexpliqués, ou lui-même
enfant appelait au secours.

Après le départ des barbares, il
s’approcha des dépouilles de ceux qui devaient être les parents de la
fillette, la similitude de l’étoffe des haillons avec les nippes de la
petite confirmant sa conviction. L’âcre odeur des fumées, le
gargouillis des corps ensanglantés exhalant leurs âmes, les visages
figés et les regards scrutant le néant, les odeurs de chairs brûlées
parvenant des brasiers, et cette peur sourde qui tenaillait ses
entrailles, tout cela lui fit battre retraite et il retourna à la
cachette. L’enfant dormait toujours, il la prit dans ses bras et partit
au hasard, hagard, hébété des visions d’épouvante qu’il venait
d’affronter.


Le jour suivant, l’adolescent marcha presque
sans trêve ni repos, soucieux de distancer au plus vite le lieu de
cauchemar. Lors des rares haltes, il essayait vainement de nourrir
l’enfant devenue taiseuse et inquiète, et sans doute nullement habituée
à grignoter fanes et racines. Il la voyait faiblir. Il comprenait qu’il
serait incapable de s’en occuper.

Le hasard d’un chemin détourné
l’éloigna du cœur des forêts, assez pour qu’il aperçoive la silhouette
d’un prieuré vers lequel il se rendit. Avant qu’il ne puisse y
abandonner l’enfant, des moines l’aperçurent et l’escortèrent en leur
résidence.

L’un deux avait eu vent des exactions des barbares,
et le jeune homme n’eut pas trop de mal à les convaincre qu’il était
arrivé en sauveur plutôt qu’en agresseur. Les hommes de foi leur
offrirent le gîte et tous deux purent reprendre des forces durant un
bref séjour.

L’orpheline restait silencieuse, mais elle se
nourrissait, tandis que son sauveur fut traité en hôte de marque par
les moines. Ceux-ci s’aperçurent de son analphabétisme, de son manque
de vocabulaire et même de son ignorance de son propre nom. Ils
s’employèrent à lui donner quelques rudiments d’éducation, de lecture
et d’écriture dont il s’imprégnait avec une rare assiduité.

Peu
de temps après leur arrivée, des religieuses vinrent chercher l’enfant
et l’emmenèrent avec elles. Il n’avait pu la serrer une dernière fois
contre lui. On eut beau lui expliquer qu’une famille adopterait
l’enfant, il ressentit ce geste comme une trahison et décida de
repartir sur les chemins. Il annonça calmement cette décision au plus
proche de ses répétiteurs, qui lui portait une affection sans bornes.
Le religieux comprit et ne chercha pas à le retenir. Devant l’huis qui
allait se refermer sur leur séparation, le cénobite se livra à une
amicale bénédiction, lui soufflant quelques mots d’adieux.

Au fait mon fils… je ne connais même pas ton prénom

L’autre lui fit un geste d’impuissance, signifiant qu’il ne le connaissait pas non plus.

Le moine sourit.

Tu
as surgi de nulle part et tu as sauvé cette enfant. Tu as veillé sur
elle. Et tu as cet air... enfin... Mes frères et moi avions pris
l’habitude entre nous de t’appeler l’ange…

Et Ange il resta.

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